« Les chants perdus d’une terre abandonnée »
La vocaliste danoise Kira Skov et Maria Faust, la saxophoniste montante de la scène de Copenhague, sont réunies autour d’un projet musical inspiré par l’Estonie, pays d’origine de Maria. Il en résulte « In The Beginning », un album singulier et attachant.
Issu d’une création collective d’artistes, de techniciens et de beaucoup d’autres participants fédérés autour de Kira Skov et Maria Faust, l’album « In The Beginning » (StuntRecords/Una Volta Music) annoncé pour le 23 juin 2017, rend un hommage très personnel à l’Estonie et à son histoire. En 2016, les deux musiciennes ont sillonné les régions frontalières du sud de l’Estonie, pays natal de la saxophoniste.
Elles ont découvert un répertoire de chansons en voie d’oubli qui évoquent la foi, le doute et le pardon, la soumission et l’abandon du peuple estonien par la société moderne.
Touchées par ces textes, informées des récits historiques relatifs à cette région d’Estonie et conscientes de la disparition des traditions culturelles et musicales disparues absorbées par la transformation de la société moderne, Kira Skov et Maria Faust se sont mobilisées pour concevoir un projet musical inspiré de la sombre histoire de l’église catholique qui a absorbé les traditions rurales païennes. Leur musique inclut des contes inspirés d’hymnes orthodoxes, du folklore estonien et de la culture occidentale.
La musique est habitée d’une force particulière que l’on peut relier à un enregistrement réalisé dans une église russe orthodoxe construite en 1873 et abandonnée.
A n’en pas douter la réalisation de cet album a été un réel challenge dont on loue la réussite. Autour et dans ce lieu hors du temps démuni d’eau et d’électricité, il a fallu le soutien d’une équipe technique assemblée sur place avec des responsables de productions cinématographiques internationales et des habitants locaux volontaires. Par ailleurs le projet n’aurait pu voir le jour sans le talent et la persévérance des deux femmes, sans la conviction des musiciens réunis autour de Kira Skov et Maria Faust, sans l’adhésion au projet du producteur Mark Howard de Los Angeles présent pour l’enregistrement et sans le soutien d’un financement participatif.
La sortie locale de l’album prévue en mars 2017 a été repoussée suite au décès de Nicolai Munch-Hansen, bassiste sur l’album et compagnon de la chanteuse.
Les neuf plages de l’album « In The beginning » sont habitées d’une force indéniable. Les chants et la musique établissent un lien entre le passé de la terre estonienne oubliée et un présent ré-imaginé. Le récit plein de force et de lyrisme projette son empreinte au bord d’un nouveau monde créé par les musiciens et les chanteur(se)s.
Autour de Kira Skov (chant) et Maria Faust (saxophone alto) sont réunis Tobias Wiklund (trompette), Meelis Vind (clarinette basse), Ned Ferm (saxophone ténor), Nicolai Munch-Hansen (contrebasse) et Sebastian Rochford (batterie). Les trois derniers joignent leurs voix à celle du chœur composé de Silja Uhs, Marie Roos, Annely Leinberg, Raul Mikson, Meelis Hainsoo, and Joosep Sang.
Les paroles de tous les chants sont à porter au crédit de Kira Skov, hormis celle l’Ave Maria d’ouverture devenu Blessed Are The Women et celles du dernier chant de l’album My Heart Is An Old Man écrites par Maria Faust. Les deux musiciennes ont uni leurs talents pour composer les thèmes. Les arrangements pour les chœurs et l’orchestre reviennent à Maria Faust.
On loue aussi le livret proposé par Stunt Records avec les textes des chants intégrés parmi de superbes images noir et blanc témoignant du contexte. Un bel objet qui dissuade d’acquérir les titres en téléchargement.
Neuf plages superbes évoquent le passé de ce qui était et aurait pu être, le travail, la terre les souvenirs, les prières à Dieu qui a abandonné sa maison, les chants du passé, les pleurs, l’amour et surtout la liberté, la poésie et la possibilité de recommencer une fois encore.
On aime le brin de réverbération des sonorités qui dotent de fragilité des chants d’une force émotionnelle extrême. Si certains morceaux adoptent une forme proche des chants sacrés par la présence des chœurs mais aussi par la forme des compositions et la force des arrangements, la musique intègre beaucoup de modernité au sein des partitions. Cela est particulièrement prégnant sur Everything That Was And Could Have Been avec des échappées très libres des soufflants.
La pulsation jazz se mêle aux accents folk de Let The Lifting Up Of My Hands Be An Evening Sacrifice. Poetry Is Free sonne comme une ode dédiée aux idées de tous les peuples disparus. Le chant de la trompette et celui de la clarinette dessinent une ligne d’espoir en arrière fond de la voix de la chanteuse.
In The Beginning marque l’album de la force hypnotique de la voix de la chanteuse alliée à la dimension incantatoire des chœurs. La pulsation impulsée par le batteur et la ligne lyrique de la trompette y contribuent tout autant.
La vidéo d’annonce de l’album brille par la qualité de sa construction qui intègre de nombreux éléments de contexte, suggère l’ambiance globale par de superbes images de la nature et propose des écoutes représentatives de la beauté de l’album, en l’occurrence Blessed Are The Women en introduction du montage, Poetry is free au milieu de la vidéo et pour finir le splendide Everything That Was And Could Have Been évoqué précédemment.
Pour accompagner l’écoute de ce superbe album on conseille la lecture de « L’homme qui savait parler la langue des serpents » écrit par Andrus Kivirähk paru en 2007 en Estonie. Un roman qui invente la vie d’un habitant de la forêt durant le moyen-âge au moment où apparaît la religion, au moment où le monde ancestral et le folklore estonien disparaissent emportés par la modernité incarnée par les villageois, les chevaliers et tout ce qui vient de l’étranger, de l’Occident. Une réflexion ironique et pertinente sur le passage du temps, la mémoire et l’identité, sur le monde qui change. Comme l’album « In The Beginning », le roman « L’homme qui savait parler la langue des serpents » entre nostalgie du passé et espoir d’un avenir possible.
« In The Beginning« Un hymne incantatoire émouvant et puissant qu réveille la mémoire du passé. Sur cet album hypnotique et poétique, les chants sculptent des psalmodies telluriques et des hymnes lumineux qui célèbrent la terre d’Estonie abandonnée. Habitée par des forces héritées du folklore païen et des contes populaires estoniens la musique présente pourtant un caractère actuel, moderne et coloré qui tranche avec la force perceptible du passé ombré de teintes grises.
Pour finir et pour mieux s’imprégner de l’ambiance de l’enregistrement de l’album « In The Beginning » pourquoi ne pas visionner le court documentaire de réalité virtuelle proposé par Mikkel Keldorf (Khora). Avec la présentation des deux musiciennes il permet de découvrir « The story Behind » et d’entendre Song for Maria et In the Beginning chanté de nuit dans une clairière. Et après cela… il est tentant d’écouter l’album dans son intégralité, sans oublier de visiter le site consacré au projet de Kira Skov et Maria Faust.
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